L’artiste et son temps

Comme en témoigne la collection du musée, l’art du XXe siècle connaît de profondes mutations. Les œuvres deviennent l’enjeu de nouvelles expérimentations qui peuvent susciter bien souvent des interrogations de la part du spectateur. Également reflets d’une société et d’un monde en transformation que deux guerres mondiales ne vont pas tarder à déconstruire, les œuvres font parfois écho aux nombreux bouleversements scientifiques et techniques venus remettre en question les modes de perception de la réalité et le rapport de l’homme au monde.

De nouvelles sources d’inspiration

Alors que les voyages à travers le monde se multiplient, les expositions coloniales et universelles ouvrent la société occidentale à de nouveaux horizons et à d’autres cultures. Les objets, comme autant de témoignages de ces civilisations lointaines, sont alors observés, photographiés, rapportés et deviennent de nouvelles sources d’inspiration pour les artistes.
Si certains d’entre eux se tournent vers des arts anciens et puisent dans un répertoire de formes archaïques, parallèlement, d’autres témoignent de leur engouement pour les arts extra-occidentaux, océanien et africain en particulier. Cette tendance initiée par Paul Gauguin, comme l’illustre Paul Gauguin  peint en 1896 et qualifiée de primitivisme, constitue une des données essentielles de l’esthétique de l’art moderne. Faisant écho à ces nouvelles références, les artistes opèrent une simplification des formes, des lignes et des couleurs dont la puissance expressive est accentuée, comme le montre, en 1910, le Portrait d’un athlète, du peintre russe Mikhaïl Larionov.
Il en est de même pour Tête de femme Méduse, Lumière et Ombre, peint par Alexeï von Jawlensky en 1923 dont le hiératisme peut rappeler les icônes orthodoxes russes de la culture d’origine de l’artiste mais aussi le primitivisme des masques africains.
Parallèlement d’autres sources d’inspiration sont privilégiées. Ainsi, lorsque Pierre Bonnard peint en 1933 Marthe dans la salle à manger, c’est au japonisme qu’il se réfère en retenant pour sa composition un format inhabituel en Europe, haut et étroit, semblable à celui des kakémonos.
Lorsqu’en 1936, Gino Severini se représente dans La Famille du peintre aux côtés de sa femme et de sa fille, il semble reprendre à son compte la frontalité et l’expression figée des portraits égyptiens antiques du Fayoum (Anonyme) retrouvés à la fin du XIXe siècle ou bien encore paraît citer les mosaïques byzantines du VIe siècle de la basilique Saint Vital de Ravenne.
Quant à Pablo Picasso, dans Femme assise sur la plage de 1937, en affirmant les caractères sexués de sa figure féminine et en lui donnant par le biais de la couleur, l’apparence d’une sculpture en ronde bosse, il semble se souvenir les Vénus préhistoriques (Anonyme) récemment découvertes et évoquer les origines mêmes de l’art.
Enfin, lorsqu’en 1950 Wifredo Lam fait référence, pour La Femme au couteau à la statuaire africaine, il poursuit cet intérêt marqué par les artistes modernes pour l’art et la culture des sociétés tribales.
Quant à Jean Dubuffet, ce sont les graffitis, les dessins d’enfants mais aussi les créations de malades mentaux qui retiennent plus particulièrement son attention. Suite au traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, face au constat d’une société qui engendre le désastre, ces références à des productions indemnes de tout savoir-faire culturel et désignées sous le terme d’art Brut témoignent de son désir de revenir aux commencements de l’être et aux origines de l’art. Il s’ensuit, comme le montre Paysage blond de 1952, une peinture qui explore avec une expression spontanée et immédiate tous les possibles de la matière et qui se détourne des techniques traditionnelles de l’art.
En s’inspirant d’arts anciens ou primitifs, en faisant reculer les origines de la création artistique de plusieurs millénaires, de l’Antiquité à la Préhistoire, peintres et sculpteurs revisitent les fondements de l’art et en soulignent le caractère intemporel et universel. Autant de sources d’inspiration et de nouvelles références qui modifient profondément la conception de l’art au XXe siècle.

Le temps des guerres

Les épisodes tragiques des deux guerres mondiales ont profondément meurtri et bouleversé le monde et en particulier l’Europe, et ont marqué l’univers des artistes quelles que soient leurs nationalités et leurs expériences personnelles. Les œuvres réalisées deviennent l’expression des inquiétudes et des interrogations de leur époque, comme le montre par exemplePablo Picasso, peint en 1937 par Picasso, à la fois représentation et dénonciation de l’atrocité de la guerre. Les thèmes ou les sujets choisis peuvent dès lors être compris comme une évocation ou une représentation du contexte troublé de leur création.
Ainsi quand Pablo Picasso peint Tête de mouton écorchée, à l’automne 1939, la représentation de la tête abîmée de l’animal sacrificiel semble chargée d’une signification symbolique liée au drame de la guerre civile espagnole qui s’achève et à l’imminence de la Seconde Guerre mondiale.
Lorsqu’en 1943, Ossip Zadkine, lors de son exil forcé aux États-Unis, crée La Prisonnière, c’est une allégorie de la France vivant les heures sombres de l’Occupation qu’incarnent les trois corps hurlant enfermés par des hautes grilles dans un espace restreint.
En 1945, c’est l’expression de la souffrance humaine vécue durant cette époque, mais également son caractère intemporel et universel qu’Étienne-Martin tend à exprimer en associant pour sa Pietà un thème chrétien à des sources formelles océaniennes.
De même lorsqu’en 1947, de retour en France, André Masson, fait appel à la figure mythique de Niobé, pleurant ses enfants morts, c’est un hommage aux mères durement touchées par le conflit que le thème semble proposer.
Au-delà de la représentation explicite ou implicite du conflit, les artistes évoquent leur propre expérience de la période. Le Coq, peint en 1947 par Marc Chagall, malgré sa composition onirique, illustre un épisode de la vie de l’artiste : son exil pendant la guerre. Après avoir quitté sa Russie natale pour Berlin, l’artiste a en effet gagné Paris puis New York avant de revenir s’installer définitivement en France, une fois la guerre finie.
A l’inverse, d’autres artistes ont éprouvé la nécessité, après la guerre, de faire table rase et d’expérimenter de nouvelles démarches. La rupture marquée par le conflit pousse certains artistes à « repartir à zéro, comme si la peinture n’avait jamais existé ». Cette citation de l’artiste américain Barnett Newman a été retenue comme titre de l’exposition organisée en 2008 par le musée des Beaux-Arts de Lyon et qui abordait cette problématique.

Un nouveau rapport au monde

De nouvelles théories scientifiques et de nombreuses innovations techniques, faisant suite à celles du XIXe siècle et touchant tous les domaines de la connaissance, viennent bouleverser le rapport de l’homme au monde.
Ainsi l’œuvre des cubistes révèle-t-elle leur appropriation des nouveaux repères spatio-temporels. En 1911, Albert Gleizes et Jean Metzinger, à l’instar des scientifiques, formalisent leurs recherches dans un traité théorique intitulé Du Cubisme, édité par Eugène Figuière. En analysant le processus de création, ils évoquent à plusieurs reprises des questionnements en écho à la science, et plus particulièrement aux géométries non euclidiennes de Bernhard Riemann. Les œuvres d’Albert Gleizes ou de Georges Braque (Violon, 1911) montrent combien le cubisme met en œuvre une démarche artistique plus conceptuelle, en résonnance avec le monde des mathématiques.
Dans L’Éditeur Eugène Figuière, par Albert Gleizes, peint en 1913, ce n’est plus uniquement à partir de la figure représentée, mais des composants plastiques (lignes, formes et signes) que le spectateur interprète progressivement l’image. Quant à la perspective participant à la construction d’un espace illusionniste en trois dimensions, elle a ici disparu laissant place à une nouvelle perception d’un espace pictural indéfini et illimité. La démarche intellectuelle et les références littéraires ou scientifiques sont une donnée essentielle de l’œuvre qui interroge et invite celui qui la regarde à une démarche plus participative.
Le rapport au temps est abordé par Léopold Survage lorsqu’il peint en 1914 Les Usines. En juxtaposant au sein de sa composition plusieurs points de vue sur la ville moderne et ses moyens de locomotion, c’est l’idée de déplacement mais aussi de temporalité que le peintre introduit, comme dans les expériences photographiques de Muybridge sur la décomposition du mouvement. Quant à la représentation de feuilles d’arbres aux couleurs évoquant différentes saisons, elle témoigne aussi de sa tentative de représenter la durée en peinture. Ainsi Survage traite-t-il simultanément de l’espace et du temps en reprenant pour l’élaboration de sa composition le principe du montage cinématographique inventé depuis peu.
Des œuvres plus tardives prolongent les recherches réalisées par les scientifiques sur l’infiniment petit ou l’infiniment grand, ouvrant de nouvelles perspectives dans le domaine de la connaissance mais aussi de l’imaginaire. Les artistes ne manquent pas d’intégrer ces nouveaux modes de perception de la réalité bien au-delà de l’œil humain et du visible. Dans Paysage blond de 1952 de Jean Dubuffet et Aube sur la garrigue d’Alfred Manessier de 1958, les peintres donnent à leur représentation un caractère équivoque à travers une nouvelle démarche amenant le spectateur à se questionner sur le point de vue choisi et les liens que la peinture entretient avec la réalité.
Dans un autre domaine, les travaux menés par Freud sur l’inconscient et l’automatisme trouvent un écho dans l’art, notamment chez les artistes surréalistes. Quand André Masson se réfère en 1947 au mythe de Niobé pour refléter l’angoisse liée à la guerre et rendre hommage aux mères en deuil, c’est à partir d’un réseau informel de lignes et de couleurs qu’il fait surgir la forme du corps de la figure féminine.