Le corps / la figure

La représentation du corps jalonne l’histoire de la peinture et de la sculpture des origines à nos jours.
Durant l’Antiquité grecque, elle est soumise aux canons esthétiques qui privilégient le respect des proportions, des mesures et de l’équilibre. Ce Anonyme de l’époque romaine reprend ce modèle et, bien que mutilé par le temps, garde la trace de cette recherche d’harmonie et de perfection. Au Moyen Âge, et en particulier pendant l’époque romane, le corps ne renvoie plus seulement à une réalité physique, mais acquiert une dimension sacrée et symbolique portée par l’influence du christianisme et le dogme de l’incarnation. Ce faisant, certaines parties du corps sont parfois disproportionnées, comme en témoigne la représentation de ce personnage religieux, Anonyme dont les mains sont agrandies afin d’attirer l’attention sur son geste et l’objet qu’il porte. À la Renaissance, le modèle médiéval est remis en cause. La pensée humaniste, la redécouverte des œuvres de l’Antiquité gréco-romaine et l’étude anatomique conduisent les artistes à porter une nouvelle attention au corps et comme ici, pour cette Tintoret (Le)de Tintoret, au nu féminin, qui se voit érotisé. Objet d’étude, matière à chef d’œuvre, le corps peut aussi devenir objet de transgression et de scandale. C’est ainsi que l’œuvre d’Édouard Manet, Edouard Manet, provoque une véritable polémique lors de sa présentation au Salon officiel de 1865. Le choix du modèle y est largement critiqué, ainsi que l’absence d’idéalisation du corps, limité à un modelé peu affirmé, à une époque où les représentations commeAlexandre Cabanel de Cabanel étaient les plus prisées. La représentation du corps change de signification au cours du XXe siècle. D’objet, le corps devient l’instance centrale de la création de l’artiste, définissant de nouvelles pratiques artistiques qui remettent en question le beau idéal, questionnent la notion de ressemblance et proposent de nouveaux modes de représentation.

Le corps exhibé 

Lorsqu’il peint Pablo Picasso en 1901, Pablo Picasso semble se rappeler de la démarche d’Édouard Manet, mais aussi de celle d’Henri de Toulouse-Lautrec. En proposant un corps nu féminin aux seins lourds, aux hanches larges et à la chair verdâtre, cet artiste, à peine âgé de vingt ans, bouleverse la représentation traditionnelle du nu féminin. En ponctuant d’un rouge vif, jambes, pointe des seins, bouche et chevelure, mais aussi en donnant à son modèle une pose lascive, Picasso laisse deviner l’origine de son modèle, modeste prostituée. Assise sur un canapé, la femme simplement vêtue de bas, exhibe son corps, interpelle et défie du regard le spectateur.
Quelques années plus tard, en 1910, lorsque Mikhaïl Larionov peint Portrait d’un athlète, ce sont également des couleurs vives devenues plus arbitraires et parfois empâtées, qui sont appliquées sur la toile selon un geste appuyé, voire énergique, comme en témoignent les coups de pinceaux visibles. En accentuant ces données plastiques, l’artiste renforce le caractère athlétique et expressif du corps de son modèle et rompt avec la démarche imitative de l’art.

Défaire le corps 

Certains artistes sont également marqués par la leçon de Paul Cézanne, dont les œuvres sont présentées à Paris en 1907 lors d’une grande rétrospective. En géométrisant les formes, en jouant sur plusieurs points de vue, cet artiste a bouleversé la façon de peindre et de représenter. On retrouve l’esprit de ses recherches dans L’Éditeur Eugène  Figuière peint par Albert Gleizes en 1913. L’artiste aboutit ici à une fragmentation du corps de son modèle, à un morcellement de la représentation en une multitude de facettes, de formes et de lignes. Si une telle démarche ne conduit pas à la disparition de la figure, une diminution des caractéristiques individuelles d’Eugène Figuière est cependant observable. L’éditeur devient identifiable non plus par les traits de son visage mais par les livres qui l’entourent.

Le corps-machine

La Première Guerre mondiale marque une profonde rupture dans le domaine artistique. Les arts, la peinture comme la sculpture, se mesurent pleinement aux pouvoirs grandissants de la machine, multipliant les images d’un réel métamorphosé par le progrès technologique. La modernité et ses avatars deviennent alors source de nouveaux spectacles et de nouvelles sensations, transformant profondément l’image du corps. Dans Les Deux femmes au bouquet peint par Fernand Léger en 1921, le réseau de lignes géométriques de l’arrière-plan contraste avec la représentation en grisaille de deux figures féminines dont les imposantes formes volumétriques sont inspirées d’objets mécaniques. L’absence d’expression des visages, le refus d’individualisation des traits, confèrent aux éléments anatomiques et aux objets du décor la même neutralité.

Regarder le corps 

Dans les années 1920-1930, certains artistes d’avant-garde reviennent à des modes plus traditionnels de représentation et initient le «retour à l’ordre», qui est un retour au classicisme.
Dans La Famille du peintre de 1936, de Gino Severini, les visages à l’expression figée et les corps présentés selon une frontalité solennelle, ne sont plus fragmentés, mais détaillés, révélant un artiste soucieux de la physionomie et de la psychologie.

Le corps métamorphosé

C’est un corps nu, disproportionné et appréhendé selon différents points de vue que Pablo Picasso crée en 1937 pour Femme assise sur la plage ou encore Pablo Picasso L’idéalisation du corps féminin héritée de l’Antiquité grecque est écartée, les repères traditionnels de la représentation sont modifiés. En affirmant les caractères sexués de sa figure féminine et en lui donnant, par le biais de la couleur, l’apparence d’une sculpture en ronde bosse, Picasso évoque les Vénus préhistoriques (Anonyme) récemment découvertes. Cette nouvelle référence offre  la possibilité à l’artiste de libérer l’art de tout académisme et de rappeler à travers le thème de la baigneuse la dimension universelle et  intemporelle de l’art.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale cependant, les artistes rendent compte d’un monde profondément bouleversé en donnant à voir des corps portant les stigmates de cette expérience.

Ainsi, La Femme au couteau de Wifredo Lam réalisé en 1950 montre une figure totémique se référant tout autant à l’art africain, qu’au langage plastique cubiste ou à l’imaginaire surréaliste. Si le corps présente encore une apparence humaine, malgré ses formes simplifiées et géométriques, le visage s’apparente à un masque qui, par la présence de cornes ou encore de végétaux, semble citer à la fois l’animal et le végétal.

Cette indécision est reprise par Francis Bacon, dans son Étude pour une corrida n°2 de 1969, où il fait subir au corps du toréro de violentes torsions, semblables à celles qui animent le corps du taureau. Homme et animal deviennent indissociables, allant jusqu’à se confondre dans un même camaïeu de bruns. Les mêmes distorsions sont poussées à l’extrême dans ses Francis Bacon 

Chaque époque invente son corps. Longtemps placé au centre de la formation des artistes qu’il initiait aux proportions et à la mesure, il devient au XXe siècle le lieu de multiples expériences plastiques. Tour à tour dissout en une multitude de facettes, mécanisé, détaillé avec attention ou soumis à des déformations, le corps en vient, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à figurer un monde désespéré. Ces déclinaisons multiples rendent impossible toute approche univoque : tous les médiums s’en emparent, toutes les civilisations le modèlent, l’exhibent ou le font disparaître, si bien que le corps se fait l’image d’une identité sans cesse actualisée.